Yves
& Jane Russilly La miellerie Le musée
des abeilles
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Dans la quête épistémologique de Joseph Beuys se mélangent des influences allant de la zoologie, de la médecine et de l'histoire naturelle à la théorie sociale. L'influence la plus prégnante, comme le confirme ses remarques dans la Rheinische Bienenzeitung, a été celle de Steiner, chez qui la théorique a inspiré les analogies, si captivantes et si peu conventionnelles, établies par Beuys entre l'homme et l'abeille.
Tout comme la graisse et le feutre, l'abeille et le
lièvre ont été des " matériaux "
d'une importance et d'une fascination particulière pour Joseph
Beuys.
Celui-ci a intensément médité sur les fonctions
et les activités des abeilles.
Son immense Honigpump am Arbeitsplatz (Pompe à miel sur le
lieu de travail), installée à la Documenta 6 de Kassel
en 1977, apparaît comme la quintessence artistique de ses recherches
sur les abeilles, dont le goût profond lui était venu,
pour une part, de son intérêt pour Rudolf Steiner. Beuys
connaissait les quinze conférences données par ce dernier
en 1923 à des ouvriers, au Goetheanum de Dornach, où
il évoquait l'abeille, créature sacrée depuis
la plus haute antiquité :
" [
] sainte, parce que dans son travail elle rend manifeste
les processus intérieurs de l'homme lui-même [
].
Si l'on prend un peu de cire d'abeille, on a la réellement
un produit intermédiaire entre le sang, le muscle et l'os.
Il pénètre par le biais de la cire dans le corps humain.
La cire ne durcit jamais mais reste fluide jusqu'à sa transformation
possible en cellules du sang, de muscle ou de l'os. Dans la cire,
on voit les mêmes forces qu'à l'intérieur de soi
[
]. Les ouvrières, parmi les abeilles, apportent à
la communauté ce qu'elles ont réuni à partir
des plantes et le convertissent en cire dans leur propre corps pour
aboutir à toute cette merveilleuse structure alvéolée.
Les cellules sanguines du corps humain font de même. Elles voyages
depuis la tête jusque dans tout le corps. Et si l'on examine
un os, par exemple[
] on y voit partout ces puissantes cellules
hexagonales. Le sang, dans sa circulation à travers le corps,
fait exactement le travail de l'abeille dans sa ruche. "
La conception sculpturale de Beuys dérive de
ce processus métabolique propre de l'abeille : sculpture comprise
comme " formation organique du dedans vers le dehors ".
Dans un entretien éclairant avec B. Blume et H.G. Prager, publie
dans la Rheinische Bienenzitung de décembre 1975, la plus ancienne
revue d'apiculture en Allemagne, Beuys exposait une vision aussi minutieuse
qu'originale du sujet. En voici quelques extraits :
" L'abeille aime à vivre dans un environnement doté
d'une certaine chaleur organique. Le plus représentatif était
aussi le plus simple, l'ancienne ruche en paille. Le bois est un matériau
relativement dur. La ruche la plus récente, avec sa boite,
n'a plus cette qualité de chaleur. Donc voilà ce qui
m'a intéressé dans toute mes sculptures : une qualité
générale de chaleur. Plus tard, j'ai élaboré
en quelques sorte une théorie de la sculpture où la
qualité de chaleur -sculpture de chaleur- jouait un rôle
essentiel, jusqu'à étendre ce critère à
l'ensemble de la société
Il faut voir cela pris
dans ce contexte entier, avec l'abeille [
].
La qualité de chaleur est présente dans le miel, mais
aussi dans la cire, de même que dans le pollen et le nectar,
parce que l'abeille dans la plante consomme ce qui renferme la plus
grande qualité possible de chaleur. Processus alchimique, à
uvre quelque part dans la fleur : où le processus réel
de chaleur primitivement s'épanouit, où sont créés
les parfums qui se dispersent, et où le nectar qui se forme,
n'est autre que le propre miel de la fleur.
C'est ce qu'on pourrait appeler le premier miel, que produit la plante
elle même.
L'abeille l'emporte, le fait passer dans son corps et le transforme
à un degré supérieur, selon un acte plus haut
dans cette grande opération du miel dans la nature. L'abeille
ne fait que rassembler ce qui existe et l'élève à
un autre degré.
Il n'est pas sans importance de voir qu'en un certain sens tout ceci
constitue un acquis culturel. La ruche, nous le savons aujourd'hui,
est uvre de la discipline humaine. A l'état sauvage,
l'abeille travaille comme la guêpe, dans l'anarchie la plus
complète. Leurs alvéoles sont petites et irrégulières.
La ruche, on le sait maintenant, est une très ancienne forme
culturelle : elle dérive d'une forme naturelle appartenant
à la guêpe, qui vit dans les plantes ou essentiellement
dans les arbres. Et elle est raffinée jusqu'à sa forme
actuelle. Ce qui en soi relève d'une intelligence profondément
sculpturale - et thérapeutique, évidemment. A l'origine,
le miel entrait dans la composition des médicaments ; c'est
encore le cas, mais de nos jours il sert également dans la
consommation courante, ou comme friandise [
]
Le miel comme tel, est aussi apparu dans un contexte mythologique
comme substance spirituelle ; de ce fait, l'abeille était évidemment
aussi une divinité. Il y a le culte de Apis, largement diffusé,
à la base un culte de Vénus consacré essentiellement
à l'abeille. L'important n'était pas d'avoir du miel
pour s'alimenter ; c'est tout l'ensemble du processus qui était
considéré comme important, comme un lien entre des forces
cosmiques et terrestres qui l'intégraient totalement [
].
Fondamentalement, mes sculptures aussi sont une forme de culte d'Apis.
Il ne faut pas voir en elles l'illustration des processus biologiques
de la ruche, il faut étendre leur sens au culte d'Apis, par
exemple, qui peut être pris pour une image du socialisme.
Il y a eu là une république des abeilles à la
Chaux de Fonds. L'un des premiers mouvements socialistes est né
dans cette ville de Suisse, où on fait les montres. C'est pourquoi
on voit encore là-bas tant d'abeilles gravées sur les
murs. L'animal servait à symboliser l'idée socialiste."
Il est utile de s'attacher ici à suivre le mouvement
des idées de Beuys, car c'est pratiquement à partir
de l'exemple donné par ces " modestes" insectes,
qu'il a développé son " champ élargi de
l'art " et son idée de "sculpture sociale".
La Rheinische Bienenzeitung l'interrogeait sur l'idée de colonie
d'abeille comme une sorte d'État parfait. Beuys la récusait.
Une colonie d'abeille pour lui, n'est pas un état composé
d'individus, comme le sont les structures étatiques ; l'abeille
isolée n'a aucune fonction individuelle, elle n'a que celle
d'une liaison à l'intérieur de l'ensemble. Un abeille,
selon ses termes correspond au poil le plus tenu de tous le corps
humain. " Vu de cette façon, mon corps aussi est un État
en parfait ordre de fonctionnement. " Il y a poursuivait-il,
différentes fonction du corps, tout comme dans la communauté
des abeilles. Le cur a une fonction autre que celle du cerveau.
Dans l'être humain, les fonctions équivalentes à
celles de la reine sont réparties entre cur et cerveau.
L'élimination des vieilles cellules se fait journellement;
l'homme a ses propres déjections. Et au sujet des faux bourdons,
dont l'inutilité entraîne la suppression, Beuys expliquait
:
" Ce n'est pas tant un meurtre d'existences individuelles que
l'élimination des cellules qui ont servi a assurer la poursuite
du processus, et qui se renouvelleront toujours, tandis que d'autre
formations cellulaires ont une vie plus longue. Il se passe également
quelque chose de semblable dans la physiologie humaine, aussi faut-il
se garder de considérer une abeille isolement et de déclarer
: " c'est un individu. " L'abeille n'est qu'une cellule
dans l'ensemble de l'organisme, tout comme une cellule de la peau,
du muscle ou du sang. L'analogie la meilleure est avec les cellules
du sang qui essaiment à travers tous le corps. Là encore
se distinguent différents types cellulaires, dont certains
intègrent le système sanguin aussitôt et d'autres
durent davantage."
"Ainsi, poursuivait Beuys, l'être humain est dans les faits
un essaim d'abeille, une ruche."
Toutes ces réflexions sont naturellement liées à
l'idée de "chaleur" caractéristique de la
Culture Sociale. Dans l'entretien de la Rheinische Bienenzitung de
décembre 1975, Beuys précise la nature de ce lien. On
peut illustrer selon ses mots, le processus de chaleur par l'organisme
social des abeilles. Il développe une analogie entre les abeilles
et l'humanité, quant à la possibilité de faire
évoluer celle-ci vers le socialisme - non pas compris comme
un État qui devrait parfaitement fonctionner, mais "au
sens d'organisme, d'un organisme qui doit effectivement fonctionner
à la perfection". Rien n'est plus souhaitable que la perfection,
tant qu'elle reste humaine, c'est à dire véritablement
chaleureuse et sociale. Beuys poursuit " L'idée de chaleur
est également liée à celle de fraternité
et de travail mutuel, et c'est pourquoi les socialistes ont choisi
l'abeille pour symbole. Parce que c'est cela qui se passe dans la
ruche : chacun est absolument disposé à mettre de coté
les besoins de chacun et a uvrer pour les autres. Il en est
donc ainsi dans la ruche : par exemple le sexe est pour la plupart
sacrifié à l'intérêt général,
dans le cas des travailleuses, et symbolisé par une figure
unique, celle de la reine, en qui s'accomplissent ces modalités.
Les autres y renoncent et travaillent dans des contextes bien différents,
fondés sur la division du travail
"
Beuys revient sans cesse à une qualité
de chaleur présente dans la fleur, qui est emportée
dans la ruche et s'organise alors au niveau supérieur.
Puis il passait à la possibilité de transporter cette
Sculpture sociale fondée sur la chaleur : "C'est cela
qui m'a conduit à dire qu'il faut qu'il y ai une autre conception
de l'art, qui s'applique à chacun et qui ne soit pas seulement
l'affaire de l'artiste, mais puisse être revendiquée
en une sens purement anthropologique. Cela revient à dire :
Tout le monde est artiste au sens où il peut donner forme à
quelque chose
et ce qui doit à l'avenir prendre forme
est ce que l'on appelle " Sculpture Sociale de chaleur ".
C'est le principe qui devrait permettre de triompher de l'aliénation
propre au monde du travail ; procédé thérapeutique,
mais aussi procédé de réchauffement. Et cela
à son tour va évidemment de pair avec le principe de
fraternité, qui enferme en son sein le concept de chaleur.
Cela signifie que tout le monde travaille pour tout le monde, que
nul ne travaille pour lui seul ; ou plutôt, chacun satisfait
aux besoins de l'autre. Tout en vivant des réalisations d'autrui,
j'en transmets quelque chose à d'autres, dans un rapport mutuel.
Cela est admirablement clair dans l'organisme physiologique discontinu
tel que la ruche, où les cellules individuelles ne sont pas
hermétiques entre elles au même degré que dans
un organisme supérieur -tel le corps humain- mais vient en
réalité détachées les unes des autres
sans cesser de se mouvoir. Et c'est important."
C'est en relation avec la sculpture que Beuys a souligné la polarité qui se découvre entre les principes de chaleur, de chaos, et ceux de géométrie cristalline. Ainsi distinguait-il entre les deux synonymes en allemand, pour la sculpture : Bidhauerei (sculpture creusée, opérant par soustraction) et Plastik (sculpture modelée, ou processus d'addition). Pratiquement, la première est géométrique et nécessite pour son appréhension une conception géométrique, tandis que la seconde offre la ressource du mouvement interne. L'abeille, selon Beuys, crée selon les deux types de sculpture ; elle connaît et emploie simultanément le principe cristallin, géométrique, et le principe chaud d'arrondi.
Il ne serait nullement insoutenable de dire que l'élaboration de la théorie sculpturale de Beuys tient pour l'essentiel à son observation des abeilles. Dès le début de ses études artistiques, il entreprit d'approfondir systématiquement les connaissances acquises dans son enfance dans ce domaine - et dès ses années d'études on trouve chez lui des dessins et des sculptures représentant "La reine des abeilles". Ce qui l'intéressait, c'était l'instant de la fusion entre la plante et l'insecte : Cela se passe ainsi : lorsque l'abeille pénètre la plante, elles forment une unité. Abeille et plante font ensemble partie d'un seul et même processus."
Phiros 06/2002